Science Ouverte/Open Science – Dina Bacalexi

Fresque "Scuola di Atene" de Rafael Sanzio, 1510 (à gauche: logo "Open Science")

 

 Science Ouverte
Symposium FMTS 2020
Dina Bacalexi

Commençons par une approche lexicologique : le syntagme « science ouverte » est un pléonasme qui découle d’une division du travail et de la diffusion de la connaissance. Car la « science fermée » n’existe pas. Étymologiquement, science provient du latin scientia (le terme grec, tout aussi significatif, est episteme) : avoir une bonne connaissance (en grec, le verbe epistamai va plus loin que le simple gignosko, savoir) ; la conscience de cette connaissance est incluse aussi dans les deux termes qui ont donné « science » dans et episteme dont découle la « science de la science » ou épistémologie. Or, la notion de restriction, de fermeture ou de propriété est absente de cette analyse. Étant donné que la connaissance est un bien qualifié, selon une analyse, comme « cumulatif et non marchand », on s’étonnerait presque de parler de « science ouverte » si elle n’a pas été fermée. Pourquoi a-t-on besoin de l’adjectif ?

Depuis l’Antiquité, on constate une distinction (ce qui n’induit pas une propriété ou une fermeture) entre la personne qui possède « l’art/tekhne », tekhnites, et le « profane/idiotes ». Dans les traités techniques, par exemple les écrits médicaux de Galien (qui a servi d’auteur de référence dans les études médicales en Occident et Orient dès le Moyen Âge) où cette distinction est particulièrement saillante, le passage d’une catégorie à l’autre est le fruit d’un apprentissage qui n’est pas réservé à quelques-uns. Chez les historiens grecs, par exemple Thucydide (460-397 av. J.-C.), demeurer idiotes acquiert une connotation politique péjorative : ne pas s’intéresser aux affaires de la cité. À moins donc qu’on n’adopte le gouvernement par les experts (Platon exclut les poètes de sa cité idéale) ou censitaire (République romaine), l’accès à la connaissance est un enjeux de société et le fruit d’un processus non limité en temps et lieu.

Cependant, la connaissance est devenue propriété, et la division du travail dans la société capitaliste a produit exclusion et hiérarchisation : des historiens des sciences ont établi un parallèle entre la fermeture de l’accès à la connaissance et le « mouvement des enclosures » dans l’Angleterre des 15e-16e s. [1]: le trio connaissance-pouvoir-production de richesses et la concurrence qui est intrinsèquement liée ont eu comme résultat l’exploitation capitaliste de la ressource immatérielle, infinie, dans un monde où la finitude de la ressource matérielle est un fait. Les grands groupes capitalistes (éditeurs, plateformes de « contenus ») ont spolié la communauté. La conscience de cette spoliation a mené au libre accès. Le mouvement pour la science ouverte en est une évolution. Nous présenterons d’abord la démocratisation de la connaissance grâce à la science ouverte, ensuite sa nature tripartite (publications, données, science et société) en particulier ses avantages et inconvénients, et enfin les obstacles ou défis à surmonter. La FMTS a participé à la 40e session de la conférence générale de l’UNESCO à Paris en novembre 2019 et exprimé sa volonté de participer à l’élaboration de la future recommandation. La présente communication a pour but d’enrichir et élargir le débat.

  1. De l’accès ouvert à la science ouverte : démocratiser la connaissance

Que l’on adopte la conception mertonienne ou marxiste de la science, on la considère comme un travail qui « motive et canalise les activités humaines vers l’expérimentation », présuppose « des valeurs de groupe » et constitue un « système social »[2]. L’analyse marxiste relie ce système avec les conditions matérielles de production et généralise l’aspect social de l’activité scientifique : les classes dirigeantes veulent contrôler les moyens de production, y compris de connaissance. L’activité scientifique étant « visible » (dans la communauté et à l’extérieur) via la collecte, l’élaboration et la publication, c’est leur démocratisation qui rendra inopérante leur appropriation par les classes dominantes. Le Comité d’éthique du CNRS, dans son avis sur le libre accès publié le 14.01.2020, souligne cette appropriation : « les grands éditeurs privés… ont transformé le vaste bassin des résultats de la recherche en marchandise source de profit, particulièrement rentable puisqu’elle est produite le plus souvent gratuitement par les chercheurs, qui assurent également gratuitement son évaluation » (p.4).

Les publications scientifiques, selon les disciplines, sont soit des articles de journaux, soit des livres. Dans les deux cas, un travail spécialisé par des personnes de métier est nécessaire, ce qui a souvent servi de prétexte aux éditeurs commerciaux pour refuser le libre accès, sans pour autant rémunérer plus les professionnels : la précarisation des métiers de l’édition est un fait. Les éditeurs, par le processus des APC (article processing charges), sont censés rémunérer le travail de celles et ceux qui suivent le processus de relecture (envoi aux reviewers, récolte des rapports), de préparation des manuscrits à la publication selon les normes éditoriales et la mise en ligne accompagnés des métadonnées adéquates et structurées en vue de l’indexation par les moteurs de recherche (TDM). Mais quand on voit le chiffre d’affaires des 6 premiers éditeurs scientifiques mondiaux (Elsevier, Wiley, Wolters Kluwer, Thomson Reuters, Taylor & Francis, Springer-Nature), 7,5 milliards d’€, en progrès de 2,9% 2014-2016, ainsi que leur tendance monopolistique (65% des profits de l’édition scientifique), on doute fort que leur prospérité soit proportionnelle aux salaires de leurs personnels[3]. Les éditeurs de plus petite taille spécialisés en sciences humaines (Brill, Peeters, Brepols) et même certaines maisons universitaires renommées comme OUP (Oxford University Press) suivent à peu près le même modèle.

Le cas emblématique d’Elsevier illustre la tromperie de ces entreprises commerciales. En 2018, Jonathan Tennant, un chercheur indépendant, a publié les résultats de son enquête menée pour l’Internationale de l’éducation (IE), intitulée Democratising knowledge: a report on the scholarly publisher Elsevier[4]. Voici la première phrase du résumé : « Elsevier are the largest and most powerful scholarly publisher, a status achieved through a long history of mergers and acquisitions and rigorously capitalistic business practices ». Mais Elsevier se qualifie aussi comme « le plus grand éditeur du libre accès » (6% de ses contenus). Quant à Springer, autre géant, en octobre 2018 le CNRS a décidé de refuser une offre d’abonnement pour 3 ans avec un tarif pour la première fois en baisse. Les revues de cet éditeur n’étaient donc pas accessibles via la plateforme bibliographie BibCNRS, en attendant une nouvelle proposition de l’éditeur. Le CNRS a décidé d’être ferme et de suivre les recommandations sur la science ouverte. Bien sûr, sa première motivation était le coût : le marché de l’édition scientifique en France pèse près de 100 millions d’€ et les bibliothèques sont étranglées. En période de restrictions budgétaires, les universités et organismes de recherche cherchent à faire des économies. Pour une fois, les économies correspondent avec la volonté d’une importante partie de la communauté scientifique qui refuse que son travail devienne une marchandise entre les mains d’entreprises privées.

Certains scientifiques inventifs avaient réussi à contourner les éditeurs et mettre à disposition de leurs collègues la production scientifique. La tentative la plus connue est Sci-hub, une plateforme créée en 2010 par la neuroscientifique Kazakhe Alexandra Elbakyan. C’est « le premier site pirate scientifique » avec 45 millions d’articles, 85% de ceux qui étaient payants et protégés par des paywalls. Les éditeurs lui ont fait un procès en 2015 et ont réussi à désactiver son nom de domaine. Elsevier, après lui avoir réclamé 750$/article, a réussi en 2019 à le faire bloquer par les fournisseurs d’accès à internet. Alexandra Elbakyan et ses amis, avec l’aide d’un réseau international de « pirates » informaticiens, ont trouvé des moyens de continuer le travail de Sci-hub. Elle se réfère à l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU : « Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ».

Une autre initiative volontariste est la transformation complète d’une revue de référence en linguistique générale, Lingua (chez Elsevier), en Glossa, une revue en accès libre chez Ubiquity Press, un éditeur engagé pour l’édition ouverte. Le comité éditorial de Lingua démissionne en 2015 après le désaccord avec Elsevier sur l’accès libre et gratuit des articles et sur des APC réduits au minimum. Mais l’éditeur avait la propriété du titre qu’il entendait continuer. D’où le changement de nom et le nouvel éditeur. La revue est soutenue pendant 5 ans par LingOA, un consortium qui aide à payer les APC, et sera soutenue ensuite dans la durée par The Open Library of Humanities, un autre consortium qui soutient les publications en accès ouvert sans APC[5]. Mais les deux structures sont financées par des dons privés.

L’exemple de Sci-hub met l’accent sur les réseaux de scientifiques qui partagent les mêmes idéaux d’ouverture de la connaissance et refusent qu’elle devienne un bien commercial. C’est l’action collective qui a fait grandir la conscience du changement. Cela a pris du temps et a demandé du courage pour ne pas céder aux pressions des éditeurs, qui, assez souvent, font des offres « intéressantes » pour appâter les scientifiques et promouvoir la « voie dorée de libre accès », qui présuppose le paiement d’APC afin de rendre les travaux librement accessibles en ligne sans délai. C’est cette action collective qui a aussi fait changer les mentalités dans la communauté, sans toutefois aboutir à une totale conversion de tous au libre accès « vert » ou « diamant ». Aujourd’hui, les institutions publiques universitaires et de recherche promeuvent le libre accès et mettent des plateformes de dépôt à disposition de leurs personnels. Le CNRS, avec l’Université Aix-Marseille, l’Université d’Avignon et l’École des hautes études en sciences sociales a depuis 2016 une infrastructure (unité de service et de recherche) dédiée à l’édition électronique ouverte en sciences humaines et sociales, OpenEdition[6]. On y trouve des livres, des revues, des carnets de recherche et de nombreuses autres ressources.

Le DOAJ (Directory of Open Access Journals) répertorie les revues du monde entier en accès ouvert[7]. Il se qualifie comme une plateforme « entretenue par la communauté » (community-curated), sans but lucratif. Comme les consortia LingOA et Open Library of Humanities, il est financé par des dons dont il dépend : sans remettre en cause ce modèle, on s’interroge sur sa « soutenabilité » et son indépendance. En France, l’idée d’un grand pôle public de l’édition scientifique soutenu par les autorités fait partie des revendications syndicales et vise à sécuriser le modèle et à subvenir aux besoins des revues les plus fragiles et de maisons d’édition universitaires qu’il ne faut pas vendre au privé.

Une question qui n’a pas été suffisamment prise en compte dans le cadre de la science ouverte est le devenir des publications papier et la volonté de plusieurs revues, notamment en SHS, à avoir un double support, papier et numérique, sans que ce dernier se limite à la mise en ligne de documents PDF. Une autre question qui pourrait nous préoccuper dans notre symposium en tant qu’organisation internationale, est l’équilibre géographique des revues ou livres en accès ouvert, et les moyens financiers et humains nécessaires à cette conversion. N’oublions pas non plus la « fracture numérique » : avoir accès à internet et posséder le matériel adéquat n’est pas donné à tous, la « neutralité du net » est toujours un combat, et souvent la puissance publique s’en remet aux initiatives individuelles des scientifiques. L’aliénation et la résignation sont des ennemis de la science ouverte : en tant qu’élue aux instances d’évaluation, j’ai parfois entendu des collègues de bonne volonté (partisans du principe de la science ouverte) dire que leurs revues sont confiées à des éditeurs qui assurent la préparation à la publication, mais aussi la diffusion auprès des bibliothèques. D’autres s’inquiètent à juste titre de leur évaluation. D’autres enfin voient en la science ouverte une tâche de plus qui alourdit leur charge de travail, puisque les personnels spécialisés qui pourraient les aider manquent.

Pour que la science ouverte s’intègre dans la pratique quotidienne, il est nécessaire de donner réponse aux questions des scientifiques et de montrer ses avantages, qui dépassent – et de loin- le simple fait de faire des économies. Si nous acceptons l’idée que le capitalisme est devenu « cognitif », accumulant des profits issus des ressources immatérielles, on pourrait considérer la science ouverte comme une brèche qui oriente la science vers la coopération au lieu de la concurrence et du star system, vers le partage au lieu de la course à l’exclusivité et vers ce que certains appellent « les communs de la connaissance »[8].

  1. La science ouverte : au delà de l’accès ouvert

La science ouverte aujourd’hui comporte trois volets : les publications, les données, et l’articulation entre science et société.

La science ouverte est aujourd’hui promue au delà de la communauté scientifique, par des institutions comme la Commission européenne, G7, G20 etc. On pourrait voir une contradiction entre leur soutien et promotion de la science ouverte et les directives restrictives qu’elles votent, par exemple concernant le « secret des affaires ». Capter la « valeur » produite par les scientifiques financés majoritairement par des fonds publics afin d’accroître les capacités d’innovation et de profit du secteur privé est une motivation pour soutenir la science ouverte : pas d’investissement en temps, en argent et en personnel. La communauté scientifique doit donc s’assurer que la matière première qui lui appartient ne soit pas pillée par certains, mais soit mise à disposition du plus grand nombre. Comme le dit Brossaud 2018 §30, « privilégier la valeur d’usage de la ressource informationnelle sur sa valeur d’échange ».

Pour reprendre le volet publications sous l’angle de la diversité géographique : combien de revues « de référence » sont produites en Afrique ? Ou bien combien d’articles issus de la recherche menée dans des institutions africaines se trouvent-ils dans ces revues ? Au delà de la Chine et de l’Inde, qui font aujourd’hui partie des meilleurs pays dans certains domaines scientifiques comme les STEM et dont la production est mondialement reconnue, la division de la connaissance n’a pas été abolie : comme le constatent Buonaccorso et al. 2014 p. 3, « tout le monde peut être libre de lire des papiers, mais publier des papiers pourrait être encore prohibitif »[9]. Dans le même article, on note qu’il n’est pas rare que les scientifiques des pays en développement paient les APC de leur poche afin d’accroître la visibilité de leur travail. En 2018, à la conférence ESR de l’IE à Taiwan, le syndicat sud-africain COSATU a présenté sa contribution à la science ouverte : une revue pluridisciplinaire en accès ouvert dont l’objectif serait de trouver une légitimité dans le paysage de l’édition scientifique international.

La question de l’ouverture des données est un nouveau défi : quelles données ouvrir ? où les déposer ? comment rendre la recherche reproductible/réplicable grâce à cette ouverture ? qui est le destinataire et l’utilisateur des données ouvertes ? quel est le rôle des métadonnées ? quelles personnes seront chargées d’effectuer ce travail et de le suivre dans la durée ?

Les données sont en quelque sorte le making of de la science : elles précèdent la publication (mais il existe aussi des data papers, dont le contenu sont les données) et découlent soit de l’observation, soit de la collecte de terrain. Leur nature varie selon les domaines scientifiques. Pour faciliter l’ouverture et la réutilisation des données, ainsi que leur lecture automatique par les machines dans le cadre du TDM, elles doivent être FAIR (findable, accessible, interoperable, reusable)[10]. En France, le groupe de travail sur l’ouverture des données du Comité national pour la science ouverte, dont est membre notre collègue historienne Claire Lemercier, décrit avec clarté les enjeux d’ouverture des données, les avantages et inconvénients, et les conditions dans lesquelles cela doit se faire[11].

Les données valent de l’or : le terme mining nous le rappelle. Les demandes d’ouverture des données émanent des mêmes institutions internationales (non scientifiques, aux politiques le plus souvent néolibérales) qui ont soutenu l’ouverture des publications à des fins de retombées économiques. La même prudence s’impose donc devant ces discours généreux. Car, comme le souligne le rapport précité, « la science ouverte implique des choix » en termes juridiques (voir, en Europe, le règlement général de protection des données [RGPD], en anglais general data protection regulation [GDPR]) et, surtout, en termes de moyens techniques et humains : les données ont un coût et un impact écologique réels. Aujourd’hui, le financement par projet limité dans le temps, mode qui tend à se généraliser au détriment des financements pérennes, ainsi que la précarité du personnel, considérée comme un facteur de « compétitivité » pour « attirer les meilleurs talents » ne favorisent pas l’archivage pérenne et pourraient compromettre la stabilité technique des bases de données et dépôts. Au delà de la technique, les choix concernant les données à mettre en ligne immédiatement et sans médiation, celles à archiver dans la durée, celles à convertir pour intégrer dans des bases de données, celles à ne pas ouvrir du tout, incombent en premier lieu aux scientifiques et aux archivistes[12]. De plus, la question de l’interprétation/description/curation des données grâce à des métadonnées est cruciale. Curer les données demande des connaissances spécifiques et ne saurait surcharger le travail des scientifiques déjà écrasés par des tâches multiples.

L’ouverture des données est contradictoire à la concurrence accrue entre les équipes pour obtenir des financements ou pour « valoriser » leur recherche via les brevets. Elle peut aussi se retourner contre la recherche publique, si les données mises à disposition « du public » sont exploitées par les multinationales comme les GAFAM à des fins de surveillance. La communauté scientifique est consciente de ces risques qui ne doivent pas être minimisés au nom d’une ouverture de tout pour tous. Elle se trouve souvent devant une difficulté juridique, par exemple dans le cas de recherches co-financées par le privé : les données appartiennent aux bailleurs de fonds (les publications aux chercheurs ou à leur institution employeur), le privé peut donc demander une contrepartie, voire empêcher l’ouverture des données. Les données n’ont pas le même statut et la science ouverte la même valeur dans toutes les parties du monde, mais la science est aujourd’hui internationale : les scientifiques sont souvent seuls devant un refus d’ouverture de la part de collaborateurs dont les pays n’adhèrent pas (encore) à la science ouverte.

Contrairement à ce qui est avancé parfois, l’ouverture des données est bénéfique aux scientifiques en début de carrière, à condition de remédier à leur précarité grandissante. Au colloque « Science ouverte et intégrité scientifique » organisé par l’Office français d’intégrité scientifique (OFIS) le 4 avril 2014, certains intervenants ont souligné l’écart entre les paroles et les actes : la science ouverte favorise théoriquement l’intégrité scientifique, car la transparence est l’ennemi de la fraude ; mais quand on est précaire, on est souvent sans protection face aux pressions d’autorités hiérarchiques qui n’appliquent pas les principes de la science ouverte et de l’intégrité scientifique. Ouvrir leurs données en vue de reproductibilité et de la dissémination de leurs travaux pourrait être considéré comme « subversif », au lieu de « d’être des citoyens académiques dociles »[13]. Mais ce ne sont pas seulement « les abus de pouvoir » des responsables hiérarchiques qui conduisent à ce qu’on appelle « la crise de la reproductibilité », comme le soutient Laurent Gatto : c’est la structuration de la recherche qui tend à imposer l’obéissance, et c’est le manque de visibilité sur le long terme et le manque d’aide concrète qui défavorise les jeunes.

La curation des données de la recherche doit être un enjeu prioritaire de formation initiale et continue des scientifiques, à commencer, comme le rapport du COSO le préconise, par une formation sur le stockage immédiat des données collectées. On pourrait aller plus loin : demander la formation à la collecte des données et exiger que cela ne soit pas fait par des stagiaires, vacataires, étudiants sous-payés et très précaires. Et ajouter des formations sur la prise de conscience de l’impact écologique du stockage et de la préservation des données sur le long terme, étant donné l’énergie consommée par les centres de données.

La science gagne en confiance avec l’ouverture des données et la reproductibilité, c’est un fait. Mais les avantages de la reproductibilité sont souvent des grands principes théoriques : éviter la duplication des recherches, utiliser les données ouvertes, partagées et actualisée pour rédiger plus facilement des publications, dialoguer avec ses collègues et étudiants, se faire connaître… C’est pourquoi certaines initiatives institutionnelles ont vu le jour pour promouvoir la reproductibilité et faciliter l’adhésion de la communauté. Un exemple est l’unité mixte CNRS-Uni Orléans-HEC CASCAD (Certification Agency for Scientific code and Data UMS2007) spécialisée en économétrie : son objectif est de certifier les algorithmes et données des chercheurs en « préservant l’information et en transformant les données initiales en données anonymes » pour préserver la confidentialité. Des ingénieurs spécialisés, recrutés sur des postes stables par le CNRS, accordent la certification : ainsi, les données contenues dans les publications deviennent reproductibles. « L’expérience de CASCAD jusqu’à aujourd’hui montre que la préservation de la confidentialité et de la vie privée ne doit pas nécessairement conduire à une recherche opaque et non reproductible », écrivent les collègues[14].

Autre exemple : le projet software heritage via l’INRIA : il vise à « collecter, préserver et partager tous les logiciels disponibles publiquement sous la forme de code source », afin d’éviter la perte de savoir et savoir-faire, de rendre leur conception et leur architecture accessible et d’encourager « un réseau de pairs et de miroirs » pour une responsabilité partagée pour répondre aux besoins de la communauté, et peut-être du public. Les logiciels sont considérés comme « patrimoine commun » de l’humanité : l’ambition de ce projet est de leur attribuer des identifiants et de créer un fonds documentaires pour les déposer. La participation d’un organisme public spécialisé en informatique comme l’INRIA est une garantie, si toutefois l’INRIA continue à recruter des personnels permanents et ne généralise pas ses récents projets de recrutement « d’excellents » sur les chaires junior de précaires de luxe.

Le volet le moins étudié de la science ouverte concerne l’ouverture à « la société ». La documentation anglophone sur le sujet considère qu’il est possible de « dépasser la science citoyenne » et promeut le terme crowd science, sur le modèle du crowd funding. Cependant, la communauté scientifique a une longue expérience de communication avec ou participation de la « société civile », c’est-à-dire des non-scientifiques : en astronomie, la collecte des données par observation des amateurs est reconnue de longue date, compte tenu de la fascination des humains face aux phénomènes célestes, mais aussi du coût énorme des infrastructures ; en sciences naturelles et écologie, des structures comme les Observatoires Homme-Milieu développés par l’INEE du CNRS « positionnent les sciences de l’environnement au centre de la recherche ET de la société[15] ; en sciences sociales, des « recherches-actions participatives » visent à faire participer les groupes concernés, par exemple via des interactions entre chercheurs et syndicats pour améliorer les conditions de travail : il y a 3 ans, une RAP dirigée par un ingénieur ergonome du CNRS avec la CGT RATP a eu comme résultat des postes de conduite de tramway dessinés pour les conducteurs et avec eux ; dans le domaine biomédical, les associations de patients (comme dans le cas d’AIDES ou Act Up en France) ont contribué à l’amélioration des thérapies : aujourd’hui, les « patients experts » sont interviewés par les médias à égalité avec les scientifiques et les médecins, par exemple pour des maladies chroniques comme le diabète. Le « savoir indigène » n’est plus un simple objet d’observation par des ethnologues et anthropologues : la participation des communautés observées a changé son statut épistémologique en en faisant un savoir tout court[16]. Demander son « intégration » dans la science ouverte n’a pas de sens dans ce cas, car il fait partie de « la science », ce qui est souligné par les chercheurs eux-mêmes par exemple dans les sciences de l’environnement qui étudient « le fonctionnement des socio-écosystèmes » ou dans la pharmacie où, depuis l’antiquité, les savoirs profanes (y compris ceux des voyageurs) ont contribué à l’élaboration de médicaments.

L’idée de co-décision (scientifiques et « amateurs de la société civile ») sur les priorités scientifiques soulève plusieurs questions que la science ouverte ne peut ignorer. Aujourd’hui, les scientifiques sont de plus en plus marginalisés quand il s’agit de définir ces priorités : ce sont les politiques (nationaux ou les instances internationales) qui, sous prétexte de répondre à des « défis sociétaux », imposent des directions que doit prendre la recherche. Les libertés académiques se trouvent ainsi réduites ou menacées par des intérêts extra-scientifiques, les chercheurs souffrent de ne plus avoir le contrôle de leur métier. Des groupes de pression ouvertement conservateurs se font appeler « société civile » et tentent d’influencer des recherches « sensibles », comme les cellules souches, certaines archives historiques, l’énergie ou l’agronomie. La communauté scientifique est accusée de vivre « dans sa tour d’ivoire », tandis que ce sont le plus souvent ses personnels qui lancent des alertes et se mettent en danger.

Le financement « participatif » via la levée de fonds « citoyens » est souvent considéré comme un élément de la science participative. Comme pour la co-décision précitée, cela comporte des risques et demande un encadrement strict. À l’heure de l’austérité, du sous-financement pérenne de la recherche publique, la tentation de reposer sur la communauté des citoyens pour justifier le désengagement des pouvoirs publics est grande. N’oublions pas non plus les actions « philanthropiques » où des bailleurs de fonds (entreprises multinationales du secteur bancaire ou de l’énergie) pourraient ainsi revendiquer leur participation à la détermination des thèmes de recherche et restreindre la liberté des chercheurs.

  1. Comment avancer ?

Surmonter les obstacles de toute nature et faire « de l’ouverture le mode par défaut pour la recherche globale », comme le prône l’Open Science MOOC[17]est à notre portée. La FMTS, en tant qu’ONG scientifique, y contribuera grâce à ses affiliés. Leurs différentes cultures et manières d’exercer leur métier sont une richesse pour une meilleure application des principes de la science ouverte décrits ci-dessus.

Financement : nous insistons sur un financement public pérenne qui couvre les besoins nouveaux des scientifiques, qui prend en charge la formation des étudiants aux nouveaux métiers nécessaires à la science ouverte, et qui garantit la soutenabilité des infrastructures. Ce financement ne doit en aucun cas aller aux « frais cachés » de type APC, mais soutenir des initiatives comme les épi-revues, les archives ouvertes comme arXiv, halSHS, biorXiv, avec l’objectif de généraliser les voies vertes et diamant. Cette dernière est la meilleure : ce sont les institutions qui soutiennent les revues et plateformes (d’édition publique), ni les auteurs, ni les lecteurs. Ce n’est pas l’argent qui manque, c’est la volonté politique. La communauté scientifique, largement favorable à la science ouverte, peut créer un rapport de forces pour réorienter l’argent. Comme le souligne l’appel de Jussieu « Le développement de modèles innovants de publication scientifique doit être une priorité budgétaire car il constitue un investissement pour obtenir des services qui correspondent aux besoins réels des chercheurs à l’ère numérique »[18].

Égalité : citons encore l’appel de Jussieu qui commence par « l’accès ouvert doit s’accompagner d’un soutien à la diversité des acteurs de la publication scientifique – la bibliodiversité – et mettre fin à la domination par un petit nombre d’entre eux dictant leurs conditions à la communauté scientifique ». L’égalité doit être aussi géographique, ce qui renforcera la bibliodiversité et « décolonisera » l’éducation et la recherche. Selon une étude récente (2017)[19], on incite les scientifiques du Sud d’accroître leurs chances de voir leur travail publié par les revues dites de référence en ayant comme co-auteurs des scientifiques du nord ou de… raccourcir leurs papiers pour que leurs travaux soient lus en entier. Ces recommandations humiliantes sont contraires aux objectifs de la science ouverte soutenus par la FMTS.

Changement de culture, de conditions de travail, de modes d’évaluation : même les éditeurs lucratifs se présentent comme des champions de la science ouverte, désorientant les collègues. Les revues (et les maisons d’édition non prédatrices) sont fragiles, le récent mouvement des revues en lutte en France nous le rappelle. La disparition des collectifs publiants faute de soutien est une réalité, surtout en SHS. La prise en charge de l’activité éditoriale dans la durée par des personnels qualifiés aux côtés des chercheurs est impérative. La fusion des universités, soucieuses de leur place aux classements internationaux, a souvent comme résultat la concentration de ces personnels dans des plateformes et leur éloignement de la recherche. Le risque de les transformer en travailleurs du clic (cf. Antonio Casilli sur le digital labor) est réel.

Quant à l’évaluation, être signataire de la déclaration de San Francisco (DORA Declaration on research assessment[20]) n’implique pas un changement effectif des pratique de terrain imposés par les institutions à leurs personnels. Étant élue aux instances d’évaluation depuis une dizaine d’années, je peux en témoigner : la « divinité comptable » (expression de mes collègues Antoinette Molinié et Geoffrey Bodenhausen dénonçant la bibliométrie) facilite la travail des évaluateurs qui, malgré leur bonne volonté, n’ont pas le temps nécessaire pour une évaluation qualitative. Ce n’est qu’à l’automne 2019 où un directeur adjoint scientifique du CNRS chargé de la science ouverte est venu informer les instances sur les nouvelles consignes : prendre en compte les travaux de toute nature et non seulement les publications (ce qui inclut le travail sur les données et leur curation) ; la personne ou structure évaluées choisissent leurs travaux les plus importants et ne fournissent plus des listes bibliométriques ; ces travaux doivent être déposés dans une archive ouverte.

Quid des mêmes consignes dans les référentiels des agences d’évaluation ?

Un mode d’évaluation collective de travaux en accès ouvert et l’open peer review, où la relecture est visible par tous : le travail peut évoluer grâce à l’apport des relecteurs, et publié dans une version définitive enrichie quand l’auteur le décide. Les revues pourraient être des collections de tels articles « lus et approuvés » par la communauté. L’évaluation par les pairs, chère aux scientifiques, prend ainsi une forme nouvelle, mais sa nature et sa finalité sont préservées.

Diffuser la connaissance : à l’image de l’initiative de notre affiliée CAST « scientific literacy for all » présentée à Dakar en 2017 et à Gif en 2019, la diffusion de la culture scientifique est en premier lieu le travail des scientifiques et doit être valorisée dans leur carrière. Le Comets du CNRS (p. 6) pense que la restitution des travaux scientifiques « peut nécessiter une médiation par des enseignants, des vulgarisateurs ou des journalistes spécialisés afin que la technicité des textes ne génère pas des malentendus ». Ces médiateurs doivent travailler main dans la main avec les scientifiques de toutes les disciplines ; leur formation solide et interdisciplinaire doit les rendre capables à s’adresser à tout public.

La science ouverte initiera ainsi, dès l’éducation scolaire, les non scientifiques aux méthodes et raisonnements scientifiques : l’investigation rigoureuse, la confrontation d’idées, le « scepticisme éclairé », c’est-à-dire le retour du questionnement philosophique sur la connaissance et ses implications pour la société. Ce sera une réelle ouverture, sans sensationnalisme médiatique. Une fête de la science moins encadrée qui ne se limite pas à une semaine et à un thème définis par le ministère.

Dans sa recommandation de 2017 sur la recherche et les chercheurs scientifiques, l’UNESCO a défini la science comme un bien commun de l’humanité et mis en lumière les conditions de travail de ses acteurs. La FMTS s’est réjoui d’avoir contribué à ce résultat. C’est dans cette continuité que doit s’inscrire la future recommandation UNESCO pour la science ouverte. Elle développera et sécurisera les aspects techniques de l’ouverture de la science, mais surtout rétablira le continuum entre les origines, le présent et le futur de la science. Elle pourra s’inscrire dans le débat sur les communs de la connaissance et les communs de l’humanité en général. Elle contribuera à la révolution scientifique.

Pour conclure, les propos conclusifs d’une tribune publiée le 16.04.2019 dans l’Humanité sont toujours d’actualité : une révolution est faite par des révolutionnaires : les scientifiques, des hommes et des femmes exerçant des métiers de passion. Or aujourd’hui ils sont malmenés, entravés dans leur quête de savoir, pressés par des impératifs bureaucratiques absurdes, transformés en mendiants pour que leurs travaux puissent voir le jour, irriguer la société et émanciper le citoyen. Rien ne peut se faire sans eux. Si nous voulons répondre à la question de la transformation sociale et humaine grâce à la science, si nous tenons au partage et au développement de l’esprit critique, aux découvertes, aux nouvelles aventures de la connaissance, commençons par redonner aux scientifiques leur dignité.

[1]Sur les enclosures et la science ouverte comme réponse au « deuxième mouvement des enclosures », voir Claire Brossaud, « Conditions d’émergence et enjeux des communs scientifiques à partir d’une expérimentation lyonnaise », tic&société 12, N° 1, 1er semestre 2018, § 4-12, mis en ligne le 31 mai 2018, consulté le 04 mars 2020. http://journals.openedition.org/ticetsociete/2435 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ticetsociete.2435
[2]Notre objectif n’est pas d’étudier en détail les théories des sciences, qu’on peut trouver dans n’importe quel manuel de STS. Nous avons consulté : Handbook of Science and Technology studies, Sheila Jasanoff, Gerald E. Markle, James C. Petersen, trevor Pinch eds, London/New Delhi 1995, 96-104.
[3]Étude de l’EPRIST mars 2016, citée dans le rapport de la Comets CNRS, p. 9 et n. 19-20.[4]https://issuu.com/educationinternational/docs/2018_eiresearch_elsevier_final_en
[5]https://www.glossa-journal.org/
[6]Ses missions : https://www.openedition.org/6438
[7]https://doaj.org/
[8]Sur le capitalisme informationnel ou cognitif et ses dérives : Brossaud 2018, §7, avec la bibliographie correspondante.
[9]Buonaccorso et al., « Bottlenecks in the Open-Access System: Voices from around the Globe » Journal of Librarianship and Scholarly Communication 2(2):eP1126 (2014), consulté le 4.03.2020. http://dx.doi.org/10.7710/2162-3309.1126
[10]Wilkinson, M. D. et al. « The FAIR Guiding Principles for scientific data management and stewardship »,  Sci. Data 3:160018 (2016) doi: 10.1038/sdata.2016.18
[11]https://www.ouvrirlascience.fr/usage-et-gouvernance-des-donnees/
[12]Concernant les choix, le rôle des chercheurs et des institutions, voir les préconisations du rapport précité, auxquelles nous souscrivons.
[13]Laurent Gatto, « An early carrer researcher’s view on modern and open scholarship », communication à l’école d’été Open science practice, Lausanne 25 septembre 2017 https://lgatto.github.io/EPFL-open-science/
[14]Christophe Pérignon, Kamel Gadouche, Christophe Hurlin, roxane Silberman, Eric Debonnel, « Certify reproductibility with confidential data : a trusted third party certifies that results reproduce », Sciencemag.org 365, issue 6449, 12.07.2019, 127-128.
[15]Pour plus d’information https://inee.cnrs.fr/fr/ohm. Un exemple : l’OHMInternational Nunavik par le CEFE UMR5175 CNRS-Uni Montpellier, l’Université Laval (Centre d’études nordiques) et l’administration régionale Katvik ; il étudie les risques naturels et la vulnérabilité des communautés dans un contexte de changement climatique et s’insère dans le programme du CEFE « sciences participatives ».
[16]Voir le rapport de conjoncture 2014 de la CID53 du Comité national de la recherche scientifique (France) https://rapports-du-comite-national.cnrs.fr/rapport-conjoncture/rapport-de-conjoncture-2014/ii-perspectives-de-recherche
[17]https://opensciencemooc.eu/
[18]https://jussieucall.org/
[19]Josh Bolick et al., « How Open Access is Crucial to the future of science », https://doi.org/10.1002/jwmg.21216, ainsi que l’étude précitée de Buonaccorso et al.[20]https://sfdora.org/read/